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14/07/2014

Chronique d'un 14 juillet ordinaire

14 juillet. Devant sa télé, René Champiot goûtait aux joies du défilé et du Tour, un verre de rosé à la main, son chat Léon Blum sur les genoux. Il avait bien mérité cette journée de détente, lui qui s'éreintait depuis près de 30 ans à l'atelier de montage des outils de jardinage Leborgne à Arvillard, en Savoie.

René Champiot était socialiste. En 81, il avait fêté la victoire de Mitterrand avec les copains de l'atelier, qui comme lui, espéraient un monde meilleur. Il y avait cru, René, au socialisme, et malgré les déceptions, les déconvenues, était toujours resté fidèle à son idéal de gauche. Pas une année ne s'était passée sans qu'il ne prenne sa carte du Parti, et pas une ne s'était écoulée, sans qu'il n'entonne pour l'anniversaire de la naissance de Léon Blum, "Changer la vie" à la section Ignacio Rodriguez, boulevard Antoine Rosset.

Dans sa jeunesse, René Champiot aurait pu se laisser aller au communisme, mais il était trop timoré pour cela, pas assez téméraire et surtout, un tantinet conservateur, bien qu'il s'en défendît. Il devint donc socialiste, et s’accommoda de la chose. Il arrivait parfois à cet homme pondéré d'avoir des bouffées révolutionnaires, des velléités de communard, mais cela ne durait pas. 

Les enfants, partis vivre leur vie depuis longtemps, venaient déjeuner ce midi. Cela faisait plaisir à Geneviève, l'épouse de René, qui célébrait cette occasion par un immuable, mais non moins délicieux, tajine aux pruneaux. On en profita pour regarder l'interview télévisée du président Hollande, puisqu'on avait voté pour lui. Puis de nouveau le Tour de France. Les enfants prirent alors congé après avoir embrassé leurs parents.

Geneviève installée près de lui, René se passionna pour l'ascension du col du Galibier, vibrant au moment du sprint final mené par Germain Pinault, un coureur qu'il admirait.

Galvanisé par le discours enthousiaste de François Hollande et échauffé par l'époustouflante ascension du cycliste, René entreprit celle de sa femme. Une manœuvre aussi inhabituelle qu'inattendue (abandonnant toute frilosité, il avait essayé de forcer une entrée annexe) lui valu une paire de gifles retentissantes. Il s'en excusa maladroitement.

Le 14 juillet touchait à sa fin. Le soir, on admira le feu d'artifice tiré au dessus de l'horloge de la mairie, puis on esquissa quelques pas de danse, au bal des pompiers.

Demain 15 juillet, retour à l'atelier, pas de défilé, pas de discours, pas d'étape de montagne. Du plat, seulement du plat.

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02/07/2014

A 4 mains (mais sans les dents)

Fin juin 1983, avait lieu ma première audition de piano au théâtre de Bastia. J'avais 10 ans et demi. On m'avait extrait les canines peu de temps auparavant et mon récent passage chez le coiffeur s'était avéré désastreux.

Je crois me souvenir que j'avais interprété un morceau de Leopold Anton Koseluch.
Mon vieux professeur de piano (décédé il y a peu) Michel Costa, posait un regard bienveillant sur ses élèves, tandis que, souriant de toutes les dents que j'avais encore, je posais pour la postérité.

Ce soir-là, j'allais apprendre que pas une audition de piano ne se terminerait sans que M. Costa n'interprétât la Danse Hongroise de Brahms à 4 mains avec Thierry G. et que Guilaine R. (qui jouait merveilleusement bien et avait toutes ses dents) serait toujours mieux habillée et coiffée que moi.

Ce soir, c'est au tour de Romane, ma fille, (à qui on a ôté les canines il y a peu), de se fabriquer de jolis souvenirs.

 

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22/06/2014

Dans la peau de Fernand Mouton

C'est un bruit strident qui tira Fernand Mouton de son sommeil. "C'est quoi ça ?!" se dit-il effaré. Mais aussitôt, il se souvint du réveil de Valérie, une antiquité dont elle ne voulait pas se débarrasser, prétextant qu'un radio-réveil classique ne pourrait jamais l'arracher au sommeil, qu'elle avait profond. 

 Fernand n'avait aucune intention de se lever, il n'avait rien prévu de particulier en ce jour, mis à part lézarder sur le canapé. Rien ne l'empêchait donc de se laisser aller de nouveau dans les bras de Morphée, à défaut de ceux de Valérie.
C'est la voix de celle-ci, lui disant au revoir et lui souhaitant une bonne journée, qui le réveilla de nouveau. Il soupira.

 Tout avait changé avec Valérie. Elle était si câline au début, si aimante. Prévenante, elle anticipait ses moindres désirs. Puis petit à petit, une distance s'était insinuée. Moins de tendresse, moins de mots doux. Depuis peu, ils faisaient même chambre à part. Un vieux couple, en somme.

 Pourtant, lui n'avait pas changé.

 Fernand, ce n'était pas le genre excité. C'était un calme, un placide. On avait tendance à prendre sa nonchalance pour de la mollesse, ce qui le vexait terriblement. Quel mal y avait-il à aimer se prélasser ?

 N'arrivant pas à se rendormir, Fernand décida d'aller faire un tour. Un petit tour. Il croisa quelques connaissances qu'il salua d'un mouvement léger, mais n'eut pas le cœur à s'attarder près d'eux.

 Les ruelles étaient ensoleillées, le ciel d'un bleu profond et serein, le village paisible. Tout, sous ces cieux cléments, invitait à la paresse. Il ne voyait pas pourquoi on l'en blâmait. Il décida de rentrer.

 Fernand réalisa qu'il avait faim. Blessé par l’indifférence de Valérie, qui était partie sans même passer un moment près de lui, il avait oublié de déjeuner. Lui avait-elle laissé quelque-chose ? Il se rendit à la cuisine et s'aperçut avec plaisir que c'était le cas.

 Elle n'était pas si mauvaise Valérie. En faisant quelques efforts, tout était encore possible entre eux. Ce soir, il tenterait de la rejoindre dans son lit. Avec un peu de chance, il pourrait peut-être dormir près d'elle.

 Rasséréné par cette perspective, il regagna le canapé.

 Apaisé, repus, le cœur léger, Fernand Mouton étira alors sa longue patte gracile vers le ciel, et, d'un geste à la fois souple et précis, commença à se lécher le pourtour de l'anus avec application.

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14/06/2014

La Fée verte

Alors qu'elle était blonde, outrageusement blonde, on l'appelait la Fée verte: elle aimait l'absinthe. Elle s'adonnait avec passion au rituel de ce breuvage mystérieux et amer, auquel elle initiait ses nombreux amants.

La Fée verte détestait la banalité et le conformisme, y compris dans sa façon de parler. Pour dire "champagne", elle disait "boisson des dieux", pour "Sade", "le divin marquis", pour "je t'aime", "non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas." 

Elle souhaitait être l'ultime représentante de sa lignée, ainsi, elle ne voulait pas d'enfants.

La Fée verte avait réussi dans la vie grâce à sa plastique irréprochable, fruit de longues heures dans les salles de sport et de coups de bistouri. Un politicien l'avait épousée en secondes noces, il en était fou, la devinant presque irréelle. Puisqu'elle se moquait des conventions, la fidélité dans le mariage lui était inconnue. De fait, le couple était de toutes les soirées libertines, fréquentant en particulier un club nommé l’Amadeus. La Fée verte y faisait sensation.

Un habitué du lieu, un riche Toscan nommé Giancarlo, s'éprit d'elle dès la première étreinte. Au cours de la soirée, il l'honora à de nombreuses reprises sous le regard admiratif du politicien. Ces trois-là prirent l'habitude de se retrouver à l'Amadeus où ils laissaient libre cours à leurs désirs inavouables.

Giancarlo était un colosse. A ses côtés, la Fée verte et le politicien paraissaient étonnamment fragiles.

Désirant plus d'intimité et faisant à ses amis la promesse de délices interdites, Giancarlo les invita un soir dans sa demeure située sur les hauteurs de la ville. Une fontaine d'absinthe trônait au cœur de son jardin, si profonde qu'on aurait pu s'y baigner. Le Toscan, était un homme insatiable. A la recherche de toujours plus d'excentricité, il ne reculait devant rien pour satisfaire ses exigences esthétiques.

Après s'être prêtés au rituel de la fée verte (la verte, pas la blonde), Giancarlo entreprit la Fée verte (la blonde, pas la verte), puis, ô surprise, le politicien qui en redemanda.

Son affaire terminée, Giancarlo sacrifiant à la mode du selfie, pria ses hôtes de le rejoindre pour immortaliser ce doux moment de complicité post-coïtale.

Tandis qu'il s'apprêtait à appuyer sur le déclencheur, Giancarlo replia ses longs bras musclés autour de ses invités et les prenant chacun par le cou, les étrangla sans trop d'efforts. Lorsqu'il ne sentit plus le moindre souffle de vie émaner de ses victimes, il relâcha son étreinte. Puis, il fit glisser le corps toujours gracile de la jeune beauté dans la fontaine d'absinthe.

Minuit sonnait au loin: Giancarlo, sa besogne accomplie, se mit en quête d'un siège, tout près de la fontaine.

Là, un sourire béat aux lèvres, ne pouvant réprimer un frisson d'extase, il contempla le reflet ondoyant de la Fée verte sous la lune, telle une algue phosphorescente.

 

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28/05/2014

Une grand-mère

Tout au long de sa vie, Annonciade avait inlassablement travaillé la terre. Alors qu'elle n'était encore qu'une enfant, elle avait dû quitter l'école pour cause de mobilisation. En 14, son père avait été appelé pour servir de chair à canon. Faute de bras pour aider aux champs, la mère d'Annonciade, au désespoir, avait dû se résoudre à lui ôter toute possibilité de s'instruire. Elle avait 7 ans.

Très jeune, elle comprit l'importance de la terre nourricière, son salut, sa survie viendraient de là. Avec opiniâtreté, elle se mit donc à labourer, semer, sarcler, biner, autant que ses jeunes forces le lui permettaient. Elle écoutait, silencieuse, les conseils que lui prodiguaient les anciens. Le soir, avec sa sœur, il fallait encore aider sa mère à s'occuper des plus jeunes. Les journées n'étaient jamais finies.

Annonciade n'était pas belle. Et puis, faute d'instruction, elle n'osait pas parler. Si d'aventure un garçon lui adressait la parole, elle rougissait et ne disait mot. On finit par penser qu'elle était sotte. Sa mère disait qu'on aurait du mal à lui trouver un mari.

Celui-ci se présenta sous les traits de Paul, un lointain cousin. Il ne possédait presque rien, Annonciade, non plus, hormis son courage et son abnégation, leurs parents arrangèrent donc le mariage espérant que l'union des "presque" finirait par donner quelque-chose. 

Très vite, les jeunes époux réalisèrent à quel point tout les séparait. Il était bavard, elle était taiseuse, il aimait le bruit, la foule, elle chérissait le silence et la solitude des grands espaces.

N’ôtant jamais une blouse noire et des espadrilles, elle contrastait avec Paul qui lui, ne quittait jamais son costume clair et son chapeau de paille.

Annonciade avait compris qu'elle ne pourrait pas attendre de Paul qu'il subvienne aux besoins de sa famille, qui rapidement devint nombreuse. En seulement 6 ans, Annonciade engendra 5 enfants. Paul ne s'y intéressa pas.

Tandis que deux de ses sœurs, encore célibataires, s'occupaient de la progéniture et que Paul jouait aux cartes avec ses amis au café du village, s'affriolant à la vue du moindre jupon, Annonciade semait, binait, sarclait, du matin jusqu'au soir. Grâce à elle, sa famille aurait toujours de quoi se nourrir.

Annonciade s'éreintait aux champs et Paul sortait de plus en plus. L'été, il écumait tous les bals de la région avec quelques camarades de son tempérament. Ils finirent par ne plus se croiser qu'au petit matin, lui une bouteille sous le bras, rentrant se coucher, elle, une bêche à la main, commençant son labeur.

Puis la seconde guerre mondiale éclata. C'est le moment que choisit l'époux volage pour contracter une solide tuberculose, il ne fut donc pas mobilisé. Annonciade le soigna sans relâche. Il perdit un poumon mais il survécut ! Pour son épouse, il aurait mieux valut qu'il trépassât, car se considérant comme un survivant, ayant échappé à la guerre et à la maladie, plus rien n'arrêta sa frénésie de femmes et de beuveries.

Pour fuir la demeure familiale, il trouva le prétexte des cures thermales. Son unique poumon lui permit chaque année de se rendre à Saint-Honoré-les-Bains. Annonciade, lucide, savait bien que Paul profitait de ce moment pour assouvir ses instincts les plus vils. Mais elle s'en accommodait sans trop de mal, y gagnant un peu de tranquillité.

Devenue grand-mère, et réalisant que ses petits enfants en savaient plus qu'elle, elle se mit à la lecture et se prit de passion pour les Misérables. Elle lisait et relisait inlassablement le chef d’œuvre de Victor Hugo, se surprenant même à en réciter des passages pendant qu'elle binait les tomates. Paul la raillait pour cela. Fréquemment il disait à ses petits enfants: "Ne dérangez pas votre grand-mère, elle révise ses cours, cette année elle passe son bac". Elle n'en prenait pas ombrage. Adorant ses petits-enfants, et ces derniers le lui rendant bien, c'était presque un jeu entre eux.

Elle se prit d'affection pour un chat roux. Compagnon silencieux, il restait près d'elle durant ses longues heures de lecture et l'accompagnait souvent au jardin.

Paul tomba malade. Il dut renoncer à ses cures thermales. Un jour Annonciade surprit une conversation téléphonique durant laquelle il semblait dire au revoir à une vieille maitresse nommée Marthe. A moins que ce ne fut Berthe. Peu lui importait après tout.

Comme elle l'avait fait lorsqu'il était tuberculeux, Annonciade soigna vaillamment son vieil époux.

L'agonie de Paul fut brève.

Le jour des funérailles, les gens du village, en grand nombre, vinrent se recueillir une dernière fois devant sa dépouille. "Un joyeux drille ! " Un bon vivant" entendait-on de tous côtés. "On le regrettera !"

Annonciade, silencieuse, était perdue dans la contemplation de son chat roux dans les tomates.

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