19/06/2015
Le rhinocéros
En juin 1989, j'avais 16 ans et demi et je passais mon bac français. Michael Chang avait mon âge et venait de gagner Roland Garros. Je me souviens que je n'avais pas autant révisé que je l'aurais dû parce que j'étais amoureuse d'un bellâtre de ma classe, qui m'ignorait superbement, et que j'avais suivi les exploits du jeune Michael. Je vivais à Ajaccio depuis seulement un an, et le moins que je puisse dire, c'est que j'avais du mal à me faire au mode de vie ajaccien, en général, et à celui du lycée Fesch, en particulier. Je débarquais fraichement du Bastia de mon enfance et ne correspondais pas aux critères vestimentaires et capillaires imposés alors dans la cité impériale. (Ce qui me valut un surnom qui me suivit jusqu'en terminale.)
Je ne me souviens pas du sujet de l'écrit, en revanche, je me revois parfaitement, au réveil, contemplant avec consternation l'énorme bouton d'acné qui avait fait éruption sur mon nez ce jour-là, le plus gros que j'ai eu dans ma vie et qui me faisait ressembler à un rhinocéros. Un hommage à Ionesco ? Tout ce que je sais, c'est que j'ai composé en tenant un mouchoir sur mon nez, prétextant une sinusite récalcitrante.
Ce matin, mon lycéen de fils est parti composer avec un magnifique «spot» sur la tempe. Je l'espère plus concentré et inspiré que je ne l'ai été.
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05/02/2015
Démission
"- et c'est pour cela que je tiens à la plus grande rigueur dans nos services, je sais que vous ne ménagerez pas vos efforts pour le bien de notre entreprise. Je vous engage donc à... Mlle Castelli ? Vous vouliez ajouter quelque-chose ?
- Oui monsieur le président, je voulais vous dire que je n'allais pas pouvoir continuer à écouter vos inepties.
-Je vous demande pardon ??
- Je vais y aller quoi. J'ai assez entendu de conneries pour ce soir.
- Qu'est-ce-qui se passe Amélie ? Vous vous sentez mal ?
- Absolument pas. Je vous présente ma démission.
- Voyons Amélie, vous n'y songez pas ! Vous travaillez à la Cogitox depuis quoi... 20 ans ? Et vous y faites un excellent travail ! Allons, vous semblez avoir des soucis, nous en parlerons en privé, si vous voulez bien. Je mets vos paroles sur le compte de la fatigue. Allez donc respirer un peu dehors, vous reviendrez quand vous vous sentirez mieux.
- Vous ne m'avez pas comprise monsieur le président. Je vous quitte. Je quitte la Cogitox. J'en ai assez vu, entendu, supporté. Supporter la médiocrité ambiante, la vôtre, monsieur le président. Les conversations stériles devant la machine à café: la constipation du petit dernier, les commentaires sur les matchs de foot, les barbecues du dimanche dans votre somptueuse villa. La vanité de ce que j'accomplis ici tous les jours depuis 20 ans. Vos réunions interminables, vos exigences insensées pour le bien de la Cogitox, marre de la Cogitox. Rien à foutre de la Cogitox. Je ne sacrifierai pas une minute de plus de mon existence dans cette maison de fous. Je pars, je démissionne. On m'a proposé un poste aux éditions du Soleil Levant. Du Soleil levant, parfaitement. Je vous quitte donc, bon vent et MERDE A TOUS."
Sur ces mots, Amélie Castelli, surnommée parfois "la discrète", une femme unanimement appréciée, se leva et quitta la pièce, sans rassembler ses affaires et sans prendre la peine de se retourner sur les visages effarés de ses camarades de labeur.
Une bouffée de soulagement la submergea. Libre, elle était libre. Elle l'avait fait. Elle traversa les longs couloirs blafards de l'entreprise d'un pas léger, sans se presser. Elle avait cru qu'elle se précipiterait au dehors, qu'elle serait impatiente de quitter cet endroit, mais non, elle marchait d'un pas calme, savourant le plaisir de se dire que c'était la dernière fois.
Une sonnerie stridente la tira de son sommeil. Il était 6h30. Elle avait encore rêvé.
Amélie se rendit dans sa salle de bain et se contempla longuement dans le miroir. Qui était-elle au final ? Une chatte ? Une fée verte ? Une enfant assoupie sur un livre de Bidouille et Violette dans un grenier obscur ? Elle ne savait plus vraiment.
Mais c’est avec la certitude de n’être plus à sa place, et l'angoisse de ne jamais réussir à s'échapper, qu’elle partit, le cœur serré, pour les longs couloirs de la Cogitox.
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24/10/2014
Pointure 38
Un couple. Un mari et sa femme préparent le dîner, tout en discutant. La femme vient de recevoir un coup de fil d'une amie effondrée par la découverte de la double vie de son époux. Une facture pour une paire de chaussures de la marque Louboutin, est à l'origine du drame.
La femme - (outrée) Tu imagines, ce salaud de Richard !!!! Il a un culot infernal ! Mais c'était prévisible. Je lui avais dit à Laurence: qu'imagines-tu que ton mari soit en train de faire là-bas ? Tu crois vraiment qu'il n'y est que pour le boulot ? Non, évidemment. Il a dû se laisser séduire par une petite allumeuse de 25 ans, au fessier indécent de fermeté. Voilà, la vérité !
Le mari - (écoutant distraitement tout en touillant la sauce) Oui, évidemment, pauvre Laurence.
La femme - C'est tout ce que ça te fait à toi ?! Pauvre Laurence ? Oui, bien sûr, pauvre Laurence ! Mais quel fumier ce Richard ! Moi, je ne l'ai jamais aimé cet homme-là ! Même après toutes ces années. Et puis des Louboutin, il a offert des Louboutin à sa maîtresse.. quel faute de goût ! Enfin, non, réflexion faite, ce sont des chaussures parfaites pour une femme entretenue. Tu m'offrirais des Louboutin, toi ?
Le mari - Non, bien sûr que non, ma chérie.
La femme - Ah, non ? Tu ne m'en offrirais pas ? Et pourquoi ça, je te prie ?
Le mari - Parce que tu viens de dire que ce sont des chaussures de femmes entretenues, voilà pourquoi.
La femme - (rêveuse) Oui, c'est vrai. Mais quand même, parfois il y en a qui sont belles. Récemment, j'en ai aperçu une paire qui ne faisait pas femme entretenue...enfin, pas trop. Mais elles sont hors de prix. Laurence a lu sur la facture qu'elles coutaient 900 € !
Le mari - ça fait cher la paire de chaussures, en effet.
La femme -Tu sais quoi ? Qu'elle se casse une jambe perchée sur ses hauts talons, cette petite s.... ! Et que sa voiture à lui s’encastre contre un chasse-neige conduit par un Bolchevik saoul !
Le mari - Tu es dure, quand même.
La femme - Je suis dure ?
Le mari -Voyons, oui. Cela fait combien de temps qu'ils sont ensemble, Richard et Laurence ? 25 ans ? Une petite incartade, ça ne veut pas dire qu'il ne l'aime plus. Cette histoire n'a sans doute pas d'importance pour lui.
La femme -(éberluée) ...
Le mari - Eh bien, oui, ne fais pas cette tête. Comme si ça n'arrivait jamais ce genre d'histoires. On en entend tous les jours.
La femme -Ce n'est pas parce qu'on en entend tous les jours qu'il faut minimiser la faute !
Le mari - Je ne minimise rien. Je dis juste que ce sont des choses qui arrivent et qui ne nécessitent pas d'en faire tout un plat. Laurence va s'en remettre. Ce n'est pas comme s'il l'avait quittée ! A-t-il l'intention de la quitter ?
La femme - Mais... je ne sais pas, moi !
Le mari - (sûr de lui) Tu vois ! Tu ne sais pas. Il ne la quittera pas, tu verras. Elle lui pardonnera et tout ira bien. D'ailleurs, que lui a-t-il pris d'ouvrir cette facture ? C'est sa faute après tout ! Elle n'avait qu'à laisser cette facture, là où elle était, et elle aurait été tranquille.
La femme - Je ne te suis pas, là. Tu suggères que dans ce genre de circonstances, il vaut mieux faire l'autruche ? Si elle a ouvert cette facture, c'est qu'elle avait des doutes sur sa fidélité ! Et maintenant, elle en a le cœur net !
Le mari - La belle affaire ! A quoi sert-il d'en avoir le cœur net ? A avoir le cœur brisé ?
La femme - Je suis abasourdie par ton discours !
Le mari - C'est parce que tu ne prends pas le temps d'y réfléchir.
La femme - Mais qu'est-il question de réflexion là-dedans ? Elle découvre que Richard la trompe, elle se sent blessée, trahie, humiliée, comment voudrais-tu qu'elle réagisse ?
Le mari - Justement, comment réagirais-tu, toi ?
La femme - Je te crèverais les yeux !
Le mari - C'est bien ce que je dis, tu ne réfléchis pas. Et puis d'abord, qui te dit que ces chaussures ne sont pas pour Laurence ?
La femme - Eh bien, euh...
Le mari - Peut-être les lui offrira-t-il au retour de son voyage ?
La femme - Tu dis vraiment n'importe quoi ! Et puis d'abord...
Elle s’interrompt, le téléphone sonne, c'est Laurence. On entend des exclamations.
La femme - (surexcitée) Chéri, tu ne devineras jamais ! Richard vient de rentrer et il a offert les Louboutin à Laurence !
Le mari (souriant) - Tu vois ? Que t'avais-je dit ? Tout ça n'était pas bien méchant, au final.
La femme - (soulagée) Oui, en effet, tu avais raison. Comme on s'emballe parfois ! J'ai hâte de les voir ces chaussures ! Allez, je monte prendre une douche pendant que tu termines la sauce.
Le mari - (pensif) Vas-y ma chérie. Puis, pour lui-même - Bon, apparemment, Richard vient de se faire plaquer une nouvelle fois puisque son cadeau pour Irina lui est resté sur les bras. L'exotisme ne lui réussit pas, décidément.
Moralité: Il est important de toujours choisir ses maîtresses en fonction de la pointure de son épouse.
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25/09/2014
Mon héritage
De leurs ancêtres, certains héritent de belles demeures, de terrains, de bijoux ou d'œuvres d'art. Mon héritage à moi se compose d'une trentaine de superbes paquets de coton hydrophile de la marque Stérilux, d'une valeur unitaire de 13 francs (le prix indiqué est encore en francs). Imaginez mon émotion !
Le vieil homme, que je n'ai pas connu, et dont c'était toute la fortune, n'avait pas d'enfants, plus de sœurs ni de frères, était fâché avec ses neveux. Il ne lui restait qu'une lointaine petite cousine qui ne portait même pas le même nom: moi.
A la fin de sa vie, Tonton Mufraggi (prononcez Moufradg'i) originaire de Bocognano, avait été interné, après avoir tenté de tuer un voisin à coups de masse.
Après enquête sommaire, il était détesté dans son village et nul ne l'a regretté. Il a fait savoir qu'il me léguerait tout ce qui se trouverait dans sa maison, une bicoque miteuse et moisie, au moment de sa mort, mais comme il avait des dettes de jeu (c'était un gratteur compulsif à qui le buraliste du coin faisait souvent crédit, redoutant de finir occis d'un coup de masse), il fallut les rembourser. On vendit donc la totalité de son modeste mobilier ainsi que sa masure.
Qu'est-il resté de cette vente, je vous le donne en mille ? LE COTON. 30 PAQUETS DE COTON HYDROPHILE DE LA MARQUE STÉRILUX D'UNE VALEUR UNITAIRE DE 13 FRANCS.
Régulièrement, depuis que j'ai hérité, on entend chez moi: "MAMAN, IL EN RESTE ENCORE DU COTON DE TONTON MUFRAGGI ???"
Cet héritage fabuleux date de quelques mois. Aujourd'hui, il ne reste plus qu'un sac de coton. Je m'en sers essentiellement pour me démaquiller. Je rechigne à en prendre trop dans le paquet, parce que c'est le dernier. Vestige d'une époque où on ne trouvait pas encore de coton bio dans les grandes surfaces et où les prix étaient encore en francs. (Je n'ose d'ailleurs imaginer les merdes chimiques que peut contenir mon héritage.)
Tous les soirs, en ôtant le rimmel de mes yeux, malgré moi, j'ai une pensé pour ce lointain cousin dont j'ignore tout et qui m'a fait le plus inattendu des présents.
RIP tonton Mufraggi !
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02/08/2014
Lettre de son moulin
Mon cher Milo,
Comment vas-tu ? Et comment va notre mère ? Dans ta dernière lettre, tu me disais qu'elle était un peu souffrante, va-t-elle mieux ? Et toi, où en es-tu avec la petite Cristina ? L'as-tu enfin demandée en mariage ?
Tu m'écris que je ne te raconte rien, je vais prendre un peu de temps pour te répondre cette fois-ci.
Tu te souviens que dans ma précédente lettre, je t'avais parlé de la naissance d'un petit aux yeux et aux cheveux clairs ? Depuis la dernière fois que je t'ai écrit, un autre enfant est né. Il est blond, lui aussi et son teint est pale. C'est le cinquième cette année. Dans ce village, les hommes sont bruns et leurs yeux sont sombres, comme leur caractère, alors on commence à parler.
Depuis que j'ai quitté notre île pour la leur, il y a 2 ans maintenant, les choses vont bien dans l'ensemble. Le grain à moudre ne manque pas au moulin. C'est le seul du village après tout. Je ne m'explique toujours pas pourquoi ils ont attendu que ce soit un étranger qui le reprenne depuis la mort du vieux meunier. Pourquoi ont-il accepté que ce soit moi qui fabrique leur farine ? Moi, "l'Étranger" comme ils m'appellent. "U Stranieru". Étranger, je le suis encore, sais-tu, et je le serai toujours. Il faut bien que je m'y fasse, c'est ainsi. Heureusement, il y a des compensations ! Les femmes, je te l'ai déjà écrit, sont jolies. Petites, brunes, la taille menue (pour les plus jeunes), elles ne manquent pas de charme. Et tu me connais, je ne résiste pas à un joli visage... Pendant que la meule est en action, il faut bien que l'on s'occupe aussi. Et la plupart du temps, l'on sait comment. Crois-moi, Milo, ce sont elles qui viennent à moi ! Je ne repousse pas leurs avances, mais ne fais rien non plus pour les encourager. Est-ce ma faute si leurs maris sont si taciturnes, si ombrageux ?! Moi j'aime rire et boire du vin. Et ça leur plaît.
Je prendrais bien femme, mais la chose est impossible, aucun père n’acceptera de donner sa fille à "U Stranieru" ! Et il faut bien que je me divertisse, alors, à défaut de pouvoir le faire avec ma propre épouse, autant le faire avec celle des autres, puisqu'elles veulent bien de moi. Elles me trouvent joli garçon. Qu'y puis-je ? Elles disent que je sors de l'ordinaire avec mes yeux clairs, elles aiment jouer avec mes cheveux blonds.
Je t'ai dit que 5 enfants étaient nés depuis mon arrivée, un sixième est à venir. La petite Maria est enceinte, elle me l'a dit ce matin. Elle était bouleversée, pauvrette. Elle n'est pas encore mariée. Pour les autres, pas de soucis, les enfants sont tous reconnus ! Bien sûr, ils ne ressemblent pas à leurs pères, mais jusqu'à présent, cela ne semblait pas poser de problème. Les hommes sont trop occupés pour s’intéresser à ces choses-là. Lorsque l'enfant est là, on n'en fait pas tout un plat.
Seulement, le vieux Matteo, déjà père de 3 enfants, s'est étonné de la couleur des cheveux et du teint clair du dernier né. Et, à y bien réfléchir, il a trouvé, qu'il ressemblait assez au fils de son cousin Antonio, qui lui-même avait un air de la petite de leur nièce Anna.
Enfin, voilà, tu vois où je veux en venir. Je suis le seul homme du village à qui pourraient ressembler ces enfants et on commence à s'en rendre compte.
Grâce au Ciel, rien ne leur fait plus horreur que le scandale, et ce peuple aussi fier que susceptible, mourrait plutôt que de s'avouer cocu. Alors on évoque la grand-tante Saveria, qui paraît-il, était rouquine, ou l'arrière grand-père Ghjaseppu, qui aurait eu des yeux verts.
Quand je pense que notre mère se désespère de n'être pas encore grand-mère ! Mais comment lui dire ? Comment lui faire comprendre ? Et puis la reverrai-je seulement un jour ? Oh Milo, j'aurais tellement voulu rester près de vous, seulement tu sais que ce n'était pas possible, je n'avais pas d'autre choix que de partir.
Je te quitte, mon bien cher frère, prends soin de Maman, prends soin de toi et écris-moi dès que tu le pourras.
De mon côté, je vais demander à son père la main de Maria, j'aimerais bien qu'enfin, un de ces petits soit vraiment de moi.
Je t'embrasse Milo.
Ton dévoué frère, Andrea
19:23 Publié dans Nouvelle | Lien permanent | Commentaires (4)