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26/02/2017

Pas de chrysanthèmes pour Gisèle

chrysanthemes-11.jpgSa décision était prise, il ne passerait pas une journée de plus avec Gisèle. Il ne pouvait rester davantage auprès de cette femme. Il l'avait supportée bien trop longtemps. Demain, 1er novembre, ils se quitteraient définitivement.

C'est en rentrant de son travail d'agent d'entretien que Lucien Bogilka, 50 ans, en était arrivé à ces conclusions.

Cela faisait 29 ans qu'il vivait avec Gisèle, la "souriante, avenante, dévouée et énergique" Gisèle, comme se plaisait à la décrire son entourage, Gisèle qu'il avait timidement courtisée, lui, le gosse sans attaches. C'était dans l'une de ses familles d'accueil, la dernière, celle de Mme Jeannine, que Lucien l'avait connue. Elle n'était pas méchante Mme Jeannine, juste un peu regardante à la dépense. Il faut dire qu'il y avait plusieurs enfants à nourrir. Gisèle était l'aînée de quatre. Blonde, le sourire gourmand, des seins ronds et laiteux, c'est par une après-midi d'automne que Lucien l'avait déflorée, il s'en souvenait bien. Il l'avait aimée, Gisèle, au point de vouloir l'épouser quelques temps plus tard.

A force de petits boulots, le couple avait fini par décrocher, lui, un poste d'agent d'entretien chez Manufrance, elle, d'auxiliaire de vie auprès de personnes âgées.

Grâce à leurs revenus modestes, Lucien et Gisèle avaient pu bénéficier d'un HLM, ils s'y installèrent et eurent deux enfants. 

Près de Gisèle, la vie de Lucien ne fut pas facile. Elle avait l’œil et la main sur tout, en particulier sur l'argent du ménage. Dès que Lucien touchait sa paye, elle s'empressait d'aller la déposer à la banque, sur leur Plan d’Épargne Logement. Pour ses menus besoins, elle lui donnait de l'argent de poche.

Au bout de vingt années de privations, l'avarice de Gisèle leur permit de devenir les propriétaires d'un petit pavillon, non loin de la Durance, sans faire le moindre emprunt. La vie qui était déjà difficile, devint alors impossible. Gisèle refusait de relâcher sa vigilance en matière de dépense. Aucun centime n'était déboursé sans qu'elle ne donne son accord.

Tant que les enfants étaient à la maison, Lucien avait au moins l'affection de ces derniers. Ce n'était pas un mauvais père, il aimait sincèrement ses petits, et ceux-ci le lui rendaient bien. Mais Gisèle avait pris soin de les mettre très tôt en apprentissage, aussi, ne restèrent-ils pas longtemps à la charge de leurs parents. Deux bouches à nourrir de moins, c’était toujours ça d'économisé sur l'argent du ménage.

Les années continuèrent de passer, tristement, sinistrement, laminant Lucien chaque jour davantage. Sa seule distraction était la lecture des magazines Détective, auquel un collègue était abonné, et dont Lucien finissait par hériter. Enfermé pendant des heures dans les cabinets, Lucien rêvait meurtre, assassinat, strangulation. Il imaginait Gisèle se vider de son sang, telle une truie qu'on aurait saignée. Il l'imaginait blafarde, les yeux révulsés, flottant dans la baignoire, où il l'aurait noyée. Il l'imaginait bleuâtre, la langue enflée, les yeux exorbités, après l'avoir étranglée. Il la rêvait morte, et cela lui procurait un plaisir charnel.

Mais il n'avait jamais eu le courage. A un moment, il avait songé au divorce, mais il aurait fallu vendre la maison et ni lui, ni Gisèle, n'auraient pu le supporter. Passer à l'acte, la tuer, et se supprimer par la suite, devint finalement la seule option envisageable.

En discutant avec des collègues, Gisèle avait compris que consulter ses comptes en ligne, constituerait une avancée conséquente dans ses désirs d'économie, et sa gestion du ménage. Aussi, fit-elle l'acquisition d'un ordinateur et d'une connexion internet. Lucien décida de s'y intéresser, afin de faire avancer ses projets morbides. Il avait lu dans Détective qu'il était possible de commander une arme à feu en toute discrétion. Ce qu'il fit. Quand il l'aurait utilisée contre Gisèle, il la retournerait contre lui. Il lui semblait possible de faire ça proprement. Il se mit en quête du joujou parfait, et après l'avoir trouvé, le commanda avec la carte de crédit d'un de ses enfants, profitant de l'agitation d'un déjeuner familial, prenant bien soin de se faire livrer dans un bureau de poste. 

Le premier matin de novembre, Lucien choisit de passer à l'acte. Le ciel était bleu et serein, la journée promettait d'être superbe. Il sortit tôt, bien avant le réveil de Gisèle, pour essayer l'arme. Il se rendit dans un coin tranquille, près des bords de la Durance. Il avait emporté quelques boîtes de conserve pour s'exercer. Avant de connaître sa femme, il allait souvent à la fête foraine, et aimait dépenser ses deniers au stand de tir. Pas maladroit, il n'avait pas dû perdre la main. Il disposa les boîtes sur un talus, et enclencha le chargeur. Il arma, visa une boîte, puis tira. Une détonation se fit entendre, des oiseaux prirent leur envol, mais pas une ne fut touchée. Surpris, il renouvela l'opération. Le coup partit, mais les cibles ne furent pas atteintes. Était-il possible qu'il soit devenu si peu habile ? Fou de rage, complètement découragé, il voulut retourner l'arme contre lui. A quoi bon tuer Gisèle ? Autant en finir tout de suite. Les enfants auraient de la peine peut-être, mais au fond, qui le regretterait ? Il n'avait pas d'amis. Il pressa le canon contre sa tempe, prit une grande inspiration, puis appuya sur la gâchette. Une détonation assourdissante le fit chanceler, il vacilla, puis s'effondra. Sonné. Mais vivant. L'arme était chargée à blanc.

Assis au milieu de la clairière, Lucien se mit à pleurer. Il pleura sur toutes ces années passées près de Gisèle, sur cette vie de misère, sur tout le bonheur auquel il n'avait pas eu droit. Sur tout ce temps perdu. Puis la faim le prit, et il se rendit compte qu'il était midi. Gisèle n'aimait pas qu'il soit en retard. Ils déjeunèrent en silence, comme bien souvent, puis son épouse alla s'étendre sur le canapé du salon, pour regarder le journal télévisé de Jean-Pierre Pernaut. Lucien sortit de la maison, il avait l'impression d'étouffer. Dehors, le froid était sec et vif. Il respira profondément. Ne sachant où aller, il se dirigea vers la remise. Là, gisait la masse qu'il avait utilisée la veille pour consolider la clôture. Il la saisit, dans un geste rageur, et regagna la maison. Gisèle était toujours allongée sur le canapé, et lui tournait le dos. Dans le miroir, il vit qu'elle souriait, elle semblait détendue. Absorbée par le reportage qui était diffusé, elle ne le vit pas rentrer. La masse s'abattit sur son crane. Il entendit un bruits d'os brisés. Des spasmes la secouèrent. Il frappa de nouveau. Il vit alors le visage de sa femme se disloquer et disparaître dans un amas de chairs ensanglantées. Adieu Gisèle. Ce n'était pas très beau à voir. Il alla chercher le manteau de son épouse et l'en recouvrit, tel un linceul. Il éteint la télé, puis s'assit dans le salon désormais silencieux.

Qu'allait-il faire, à présent ? Se dénoncer ? L'idée de passer le reste de sa vie en prison ne le tentait guère. Prendre la fuite ? Mais où ? Comment ? De quoi vivrait-il ? Se supprimer comme il l'avait décidé au départ ? C'était la seule solution. Mais rien ne pressait après tout. Personne n'était au courant du crime, il pouvait prendre un peu de bon temps. Pour cela, il avait besoin d'argent. Il fouilla dans le sac de Gisèle et ouvrit son portefeuilles. Il y avait un billet de 20 euros et une carte bancaire. Il fallait encore avoir le code de celle-ci. Heureusement, Gisèle était une femme ordonnée, les papiers importants étaient rangés dans un petit meuble qu'elle fermait à clé. Elle portait toujours cette dernière sur elle, Lucien la trouva aisément. Il en fut de même pour le code de la carte de crédit. A Lucien la grande vie !

Vendredi 1er novembre. Où aller ? Tout était fermé, hormis le café du centre commercial non loin de chez lui. Lucien décida de s'y rendre, retira 200 euros (une somme !) au distributeur qui se trouvait à côté du bar, bien décidé à se "saouler la gueule". Au comptoir, était accoudé Joseph, un camarade de travail, désœuvré lui aussi. Lucien le rejoignit. Il commanda une pression et en offrit une à Joseph. Celui-ci, étonné, accepta avec plaisir. "A ta santé, Gisèle !" L'après-midi se passa ainsi, joyeusement. Pour la première fois, le temps semblait faire une pause. Personne n'attendait Lucien chez lui, la vie était belle. Il n'avait plus envie de mourir.

Mais le soir survint. Joseph dut rentrer, et Lucien fit de même. Sur le canapé, le corps de Gisèle était froid. Le sang, qui avait coulé sur le tapis, commençait à coaguler. Lucien fut pris de nausées. Combien se passerait-il de temps avant que son crime ne soit découvert ? Sa fille aînée avait l'habitude d'appeler ses parents le dimanche soir. Il pourrait répondre et dire que sa femme était sous la douche, mais sa fille demanderait à ce que sa mère la rappelle. Et puis demain matin, Gisèle ne serait pas présente à son travail, on s'inquiéterait, téléphonerait, viendrait la chercher à son domicile, peut-être. Et Lucien pensa de nouveau à la prison. Il se rendit dans la remise, s'empara d'une corde, et y fit un nœud coulant. Puis il l'enroula autour d'une poutre, et alla chercher un escabeau. Malheureusement, ses nausées n'étaient pas parvenues à le dégriser et, encore saoul, il ne réussit pas à se hisser en haut des marches. Trébuchant, il s'écroula lamentablement.

Il regagna son salon, composa le numéro de sa fille aînée, et lui avoua son crime en pleurant.

Lorsque les gendarmes vinrent l'arrêter, il n'opposa aucune résistance.

22:35 Publié dans Nouvelle | Lien permanent | Commentaires (0)

07/02/2017

Une année de Lettres sup


16602740_10211789493913326_3127224748668749357_n.jpgSeptembre 1990, bac littéraire en poche, j'entre en classe de Lettres sup, au lycée Giocante de Casabianca, (plus communément appelé "Le Fango"), à Bastia. Bastia, ville de mon enfance, quittée 2 ans auparavant pour Ajaccio. 

Je m'y sens comme un poisson dans l'eau ! Il y a 2 ans encore, j'étais là, dans ce lycée, en classe de 2nde, et j'y retrouve tous les amis qui m'ont tellement manqué. Certains font la même prépa que moi, d'autres, ont loupé leur bac, bref, aucun ne manque à l'appel ! Il faut préciser, qu'au delà de l'attrait des Lettres, ma motivation pour le choix de cette filière, était de revenir à Bastia, peu importe ce que j'y ferai.

Je réside chez ma tante, la sœur de mon père, son époux, et deux de leurs enfants, le troisième étant parti faire ses études à Marseille. C'est la chambre laissée libre par ce dernier que j'occupe. Ma tante est une femme très drôle, mon oncle, une bonne nature, et mes cousins, l'un plus âgé que moi de 3 ans, et l'autre plus jeune de 6 mois, sont adorables. Nous nous entendons très bien. J'ai grandi avec eux, et je les considère comme les frères que je n'ai pas eus. Je suis ravie de les retrouver. 

 Au niveau des cours,  il y a du boulot ! Je m'y attendais un peu, et consens, en bonne feignasse, à faire le minimum syndical pour me maintenir à flot. Un vendredi du mois de décembre, une camarade de classe me demande: "Tu l'as terminée la dissert de philo ?" "Quelle dissert de philo ???" "Celle donnée par le prof en septembre et qui est à rendre lundi !!!!" 

Damned. 25 pages sur "La sagesse est-elle de ce monde ?" à faire en un week-end, la tâche s'annonce ardue. J'épargne les détails de ces deux jours et deux nuits de travail forcené, mais que l'on sache que j'ai obtenu la note de 9 sur 20. Et ce durant trois trimestres. 

J'ai choisi l'option "lettres", il me faut donc parler ici de Mademoiselle Catherine Daniélidès, professeur(e) de français-latin-grec. Jolie femme, âgée d'une quarantaine d'années, teint d'albâtre, cheveux de jais, yeux ourlés de khôl, elle porte, invariablement, d'élégantes robes drapées et immaculées, qui s'apparentent davantage à des toges. Grandiloquente, elle semble déclamer des vers même en disant "Allez donc cracher votre chewing-gum." Passionnée par tout ce qu'elle fait, elle nous transmet l'amour des œuvres que nous étudions, ainsi que quelques rudiments de grec ancien. (J'ai appris par la suite, qu'elle avait épousé un plombier.)

Mais à vrai dire, les cours, je m'en fiche un peu, je n'ai aucun désir de tenter le concours de Normal Sup (je suis lucide sur mon niveau et sur ma capacité de travail), et donc, de poursuivre en khâgne (d'autant plus que l'année ne s'effectue pas à Bastia); une équivalence pour continuer en 2ème année de Lettres modernes me conviendra très bien. Je le dis sans détour, ce sont les garçons qui m'intéressent. J'ai 18 ans, davantage confiance en moi que 2 ans auparavant, et compris quelques trucs durant mon séjour à Ajaccio, capitale mondiale de la superficialité et de la mode, après Paris et Milan, sur l'art de se mettre en valeur. J'ai un certain succès auprès de la gent masculine, notamment dans ma classe (je le dis sans aucune prétention, après les années de "loose" du collège) et compte en profiter. 

L'année se passe très bien. Dans la journée, en dehors des cours, je me promène avec mes amis sur la place St Nicolas, et sur le boulevard Paoli, y croise ma tante qui profite de mon absence pour m'emprunter mes vestes et mon maquillage ("C'est pas ta tante avec ton blaser bleu, là ??") y boit des chocolats chauds et y mangent des crêpes.  Le soir, avec un de mes cousins, nous refaisons le monde jusqu'à pas d'heures, nous endormant sur le lit de l'un, ou de l'autre. Ma tantine vient alors nous réveiller pour que nous regagnions, titubant de fatigue, nos lits respectifs. De temps à autre, je me dis que je ferais bien de ranger ma chambre, où règne un désordre indescriptible, mais après une visite faite à celle de ma tante, je décide que la mienne peut bien attendre encore un peu. La nuit, je suis régulièrement réveillée par le bruit de livres, cassettes audio, et autres objets, qui tombent de mon lit lorsque je bouge. 

La belle vie, quoi.

Mon "petit" copain est dans ma classe. J'ai fait mon choix parmi deux "soupirants" plus assidus que les autres, et préféré celui, plus timide, plus intéressant surtout, qui mesure 1,93 m, soit 35 cm de plus que moi, à celui, très sûr de lui, issu de la bourgeoisie bastiaise, qui pensait que "c'était du tout cuit dans le bec". Parfois mon petit ami porte un bonnet surmonté d'un gros pompon. Ah, quel couple assorti nous avons dû former. Comme nous étudions Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, nous entretenons d'importants échanges épistolaires. 

L'année scolaire se termine, les examens sont obtenus, et le jeune homme et moi nous séparons. Chacun rentre chez soi. L'abus de citations des Liaisons dangereuses dans une correspondance, ne donne jamais rien de bon dans une relation. Ce n'est pas ma faute. 

Dans cette classe, la plupart des personnes sont devenues des enseignants, on note tout de même un archéologue. Ouf !

Tout cela s'est passé il y a plus d'un quart de siècle, il me semble, évidemment, que c'était hier en revoyant les photos des coupures de presse qui m'ont décidée à écrire cette note. Histoire de ne pas oublier. Sur les clichés, de tout jeunes adultes en devenir, écoutent avec attention les questions, les interventions de leur professeur et de leurs camarades. A quoi songent-ils vraiment ? Je sais pour ma part, quelles étaient mes pensées, au moment où le photographe décida de faire un gros plan sur moi (sans doute a-t-il aimé ma chemise):

" Oh punaise, pourvu que je ne sois pas trop mal coiffée !"